Eclektos 10 Posted June 29, 2013 Partager Posted June 29, 2013 Ce toit tranquille, où marchent des colombes, Entre les pins palpite, entre les tombes ; Midi le juste y compose de feux La mer, la mer, toujours recommencée Ô récompense après une pensée Qu’un long regard sur le calme des dieux ! Quel pur travail de fins éclairs consume Maint diamant d’imperceptible écume, Et quelle paix semble se concevoir ! Quand sur l’abîme un soleil se repose, Ouvrages purs d’une éternelle cause, Le Temps scintille et le Songe est savoir. Stable trésor, temple simple à Minerve, Masse de calme, et visible réserve, Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi Tant de sommeil sous un voile de flamme, Ô mon silence !… Édifice dans l’âme, Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit ! Temple du Temps, qu’un seul soupir résume, À ce point pur je monte et m’accoutume, Tout entouré de mon regard marin ; Et comme aux dieux mon offrande suprême, La scintillation sereine sème Sur l’altitude un dédain souverain. Comme le fruit se fond en jouissance, Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt, Je hume ici ma future fumée, Et le ciel chante à l’âme consumée Le changement des rives en rumeur. Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! Après tant d’orgueil, après tant d’étrange Oisiveté, mais pleine de pouvoir, Je m’abandonne à ce brillant espace, Sur les maisons des morts mon ombre passe Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir. L’âme exposée aux torches du solstice, Je te soutiens, admirable justice De la lumière aux armes sans pitié ! Je te tends pure à ta place première, Regarde-toi !… Mais rendre la lumière Suppose d’ombre une morne moitié. Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même, Auprès d’un cœur, aux sources du poème, Entre le vide et l’événement pur, J’attends l’écho de ma grandeur interne, Amère, sombre, et sonore citerne, Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! Sais-tu, fausse captive des feuillages, Golfe mangeur de ces maigres grillages, Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, Quel front l’attire à cette terre osseuse ? Une étincelle y pense à mes absents. Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière, Fragment terrestre offert à la lumière, Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres, Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ; La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! Chienne splendide, écarte l’idolâtre ! Quand solitaire au sourire de pâtre, Je pais longtemps, moutons mystérieux, Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, Éloignes-en les prudentes colombes, Les songes vains, les anges curieux ! Ici venu, l’avenir est paresse. L’insecte net gratte la sécheresse ; Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air À je ne sais quelle sévère essence… La vie est vaste, étant ivre d’absence, Et l’amertume est douce, et l’esprit clair. Les morts cachés sont bien dans cette terre Qui les réchauffe et sèche leur mystère. Midi là-haut, Midi sans mouvement En soi se pense et convient à soi-même… Tête complète et parfait diadème, Je suis en toi le secret changement. Tu n’as que moi pour contenir tes craintes ! Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes Sont le défaut de ton grand diamant… Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, Un peuple vague aux racines des arbres A pris déjà ton parti lentement. Ils ont fondu dans une absence épaisse, L’argile rouge a bu la blanche espèce, Le don de vivre a passé dans les fleurs ! Où sont des morts les phrases familières, L’art personnel, les âmes singulières ? La larve file où se formaient les pleurs. Les cris aigus des filles chatouillées, Les yeux, les dents, les paupières mouillées, Le sein charmant qui joue avec le feu, Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, Les derniers dons, les doigts qui les défendent, Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! Et vous, grande âme, espérez-vous un songe Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ? Chanterez-vous quand serez vaporeuse ? Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse, La sainte impatience meurt aussi ! Maigre immortalité noire et dorée, Consolatrice affreusement laurée, Qui de la mort fais un sein maternel, Le beau mensonge et la pieuse ruse ! Qui ne connaît, et qui ne les refuse, Ce crâne vide et ce rire éternel ! Pères profonds, têtes inhabitées, Qui sous le poids de tant de pelletées, Êtes la terre et confondez nos pas, Le vrai rongeur, le ver irréfutable N’est point pour vous qui dormez sous la table, Il vit de vie, il ne me quitte pas ! Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? Sa dent secrète est de moi si prochaine Que tous les noms lui peuvent convenir ! Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche ! Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, À ce vivant je vis d’appartenir ! Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Êlée ! M’as-tu percé de cette flèche ailée Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! Le son m’enfante et la flèche me tue ! Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue Pour l’âme, Achille immobile à grands pas ! Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive ! Brisez, mon corps, cette forme pensive ! Buvez, mon sein, la naissance du vent ! Une fraîcheur, de la mer exhalée, Me rend mon âme… Ô puissance salée ! Courons à l’onde en rejaillir vivant. Oui ! Grande mer de délires douée, Peau de panthère et chlamyde trouée, De mille et mille idoles du soleil, Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, Qui te remords l’étincelante queue Dans un tumulte au silence pareil, Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! L’air immense ouvre et referme mon livre, La vague en poudre ose jaillir des rocs ! Envolez-vous, pages tout éblouies ! Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies Ce toit tranquille où picoraient des focs ! Paul Valéry Citer Link to post Share on other sites
Eclektos 10 Posted June 29, 2013 Author Partager Posted June 29, 2013 Ce poème datant de 1920, qui est en vérité une profonde méditation métaphysique, reste pour moi le véritable chef-d'oeuvre de Valéry. Ceci est d'autant plus paradoxal que le poète a toujours pris le parti de la forme sur le fond. Pour lui, ce qui comptait d'abord c'est la musicalité et le rythme, le sens pouvant suivre éventuellement. Or, ici nous constatons clairement, et les critiques sont quasi unanimes, que c'est le contenu du poème qui d'emblée s'impose à nous. En effet, dans ces réflexions sur la Conscience (symbolisée ici par la mer) confrontée, d'une part au Néant (symbolisé par le cimetière), et d'autre part à l'Absolu (symbolisé par le soleil), le tout dramatiquement présenté en actes théâtraux, le lecteur ne se laisse pas uniquement séduire par la cadence et l'harmonie, mais comprend parfaitement que sa pensée est sollicitée, ne serait-ce qu'à un niveau contemplatif. Certes, le poème est susceptible de mille et une lectures, et toute lecture est forcément personnelle et subjective, d'autant que Valéry lui-même le concède sans ambages : « Mes vers ont le sens qu'on leur prête ». Il n'empêche que la profondeur du texte est manifeste et sa force incontestable. On peut accessoirement se référer à ces deux études de Daniel Lefèvre pour une analyse plus détaillée (1ère étude, 2ème étude). Comme le cimetière en question existe réellement (cimetière Saint-Charles) et se trouve à Sète , lieu de naissance du poète, c'est là qu'il a été enterré après des funérailles nationales (1945). Le cimetière a même été rebaptisé "Cimetière marin" en hommage à Valéry. Il se trouve justement qu'un autre Sétois célèbre, Brassens pour ne pas le nommer, qui a lui aussi émis de son vivant le souhait d'être inhumé dans sa ville natale, a explicitement fait allusion à Valéry dans sa célèbre chanson Supplique pour être enterré à la plage de Sète. Son voeu a certes été en quelque sorte exaucé, mais dans un autre cimetière (Le Py), dénommé cimetière des pauvres et donnant plutôt sur un étang... Eclektos Citer Link to post Share on other sites
Eclektos 10 Posted June 30, 2013 Author Partager Posted June 30, 2013 Un petit docu avec du Wagner en fond musical... [YOUTUBE]nPwlWoK0MTA[/YOUTUBE] Et maintenant, direction Wahran, pour quelques jours de vacances bien mérités, avant l'arrivée de Sidna Ramdan ! :holiday: Citer Link to post Share on other sites
Séphia 896 Posted July 1, 2013 Partager Posted July 1, 2013 [YOUTUBE]nPwlWoK0MTA[/YOUTUBE] Pauvres rois pharaons, pauvre Napoléon, Pauvres grands disparus gisant au Panthéon, Pauvres cendres de conséquence, Vous envierez un peu les éternels estivants, Qui font du pédalo sur la vague en rêvant, Qui passent leur mort en vacances.:lol: Citer Link to post Share on other sites
Recommended Posts
Join the conversation
You can post now and register later. If you have an account, sign in now to post with your account.
Note: Your post will require moderator approval before it will be visible.